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EÌ tienne de CALLATAŸ : « IL FAUT JOINDRE L’EFFICACITEÌ ET L’EÌ QUITEÌ »

Professeur d’eÌ conomie aÌ€ l’UniversiteÌ de Namur, EÌ tienne de Callataÿ a cofondeÌ une socieÌ teÌ de gestion patrimoniale qui se veut responsable. Il est freÌ quemment solliciteÌ dans les meÌ dias pour ses eÌ clairages sur des enjeux de politique eÌ conomique et de socieÌ teÌ , ouÌ€ il tente de concilier raison et coeur.

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–” En deÌ but d’anneÌ e, on forme traditionnellement des voeux. Y en a-t-il un qui vous tient particulieÌ€rement aÌ€ coeur ?
–” Ce qui m’anime le plus aÌ€ cet eÌ gard, c’est la question environnementale. Fort de cette eÌ nergie insuffleÌ e par la jeunesse en 2019, j’aspire aÌ€ ce qu’on bouge radicalement dans cette direction, en ayant aussi une preÌ occupation de justice sociale aÌ€ l’esprit, aÌ€ l’inteÌ rieur de nos frontieÌ€res et aÌ€ l’international.

–” Peut-on concilier deÌ veloppement et preÌ occupation eÌ cologique ?

–” AÌ€ chacun sa taÌ‚che. Nous devons y travailler chez nous. Une partie de la solution viendra de la technologie et il faut y consacrer des moyens neÌ cessaires, mais on ne peut pas faire exclusivement un pari technologique. Il y a un principe de preÌ caution aÌ€ avoir. On ne peut pas se dire qu’on aura demain « la » solution pour les deÌ chets nucleÌ aires et le captage du CO . Il faut aussi changer nos2 comportements et que ceux qui ont les eÌ paules plus larges contribuent davantage. Je ne suis
toutefois pas partisan d’un discours de deÌ croissance.
Nous avons des deÌ cennies de chantier devant nous pour isoler nos maisons, modifier nos modes de deÌ placement, reÌ organiser nos circuits eÌ conomiques. Cela va mobilier beaucoup de moyens. MeÌ‚me apreÌ€s-demain, on peut penser qu’il y aura de la croissance, mais deÌ coupleÌ e de la consommation abusive des ressources de la planeÌ€te. C’est un grand deÌ bat chez les eÌ conomistes pour savoir si c’est possible. Je suis de ceux qui le pensent.

–” Il y a bonne et mauvaise croissance ?

–” Tout aÌ€ fait, et on a aussi raison de ne pas se focaliser
uniquement sur le PIB pour mesurer le bien-eÌ‚tre d’une population. Il y a le niveau de santeÌ , d’eÌ ducation, l’espeÌ rance de vie, etc., dont il faut tenir compte, et pas seulement
l’activiteÌ eÌ conomique quelle qu’elle soit, ou le taux de choÌ‚mage.

–” Votre charisme ne serait-il pas de comprendre les choses pour eÌ clairer d’autres personnes dans les enjeux de socieÌ teÌ et les choix financiers ?

–” J’essaye d’eÌ‚tre au mieux dans l’articulation entre les mondes acadeÌ mique et politique et la socieÌ teÌ , aÌ€ la confluence de ces trois lieux, sans eÌ‚tre un speÌ cialiste d’une matieÌ€re speÌ cifique. Si j’ai une certaine aptitude aÌ€ expliquer les choses, c’est aussi parce qu’on m’a fait confiance. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.
–” EÌ clairer les enjeux avec le souci du bien commun ou de la justice ?

–” Certainement. Pour moi, reÌ fleÌ chir aÌ€ la politique
eÌ conomique, c’est viser aÌ€ la fois l’efficaciteÌ et l’eÌ quiteÌ . L’une ne doit pas passer avant l’autre. J’ai la faiblesse de penser que les dimensions eÌ thiques sont importantes, mais dans l’enseignement de l’eÌ conomie, on m’a appris aÌ€ avoir cette double dimension. TreÌ€s souvent, pour le commun des mortels, l’eÌ conomiste est celui qui ne voit que la rationaliteÌ eÌ conomique, la maximisation du profit. Cette image est caricaturale. Pour moi, l’eÌ conomie est une formidable clef de deÌ cryptage du monde qui aide aÌ€ le faire avancer dans la bonne direction. Elle n’est pas la seule. Le sociologue, le politologue et d’autres ont aussi beaucoup aÌ€ apporter aux deÌ bats. L’eÌ conomiste, aÌ€ mon sens, est celui pour qui doit eÌ‚tre eÌ viteÌ e toute forme de gaspillage de ressources, d’argent public, de bien-eÌ‚tre, d’opportuniteÌ s.

–” Il est important de creÌ er de la richesse, mais aussi qu’elle soit mieux redistribueÌ e ?

–” Tout aÌ€ fait, mais avant meÌ‚me de creÌ er de la richesse et de mieux la redistribuer, il faut penser notamment aÌ€ l’acceÌ€s aÌ€ l’eÌ ducation. Par ailleurs, je ne suis pas favorable aÌ€ des ineÌ galiteÌ s salariales treÌ€s fortes.
–” Jeune, vous avez eÌ tudieÌ les sciences politiques aÌ€ Namur compleÌ teÌ es par l’eÌ conomie, tout en eÌ tant actif dans les mouvements eÌ tudiants. Y avez-vous fait des rencontres ou des expeÌ riences fondatrices ?

–” Oui, aÌ€ dix-neuf ans, graÌ‚ce aÌ€ l’universiteÌ qui finançait une ONG en Inde, avec quelques autres eÌ tudiants, j’ai pu y aller pour prendre conscience des probleÌ€mes de deÌ veloppement laÌ€-bas. AÌ€ charge, aÌ€ notre retour, de sensibiliser le monde eÌ tudiant aÌ€ ce que nous avions vu. Ce fut un choc de deÌ couvrir la miseÌ€re, des gens dormant aÌ€ meÌ‚me la rue. Nous eÌ tions guideÌ s par un peÌ€re jeÌ suite qui vivait sur place. ToucheÌ s par ce que nous voyions, nous lui avons demandeÌ comment eÌ‚tre utile pour eux. Sa reÌ ponse a eÌ teÌ : « Terminez vos eÌ tudes et soyez des acteurs de changement laÌ€ ouÌ€ vous eÌ‚tes. » C’est une des rencontres les plus marquantes que j’ai pu faire et qui m’a guideÌ par la suite.

–” Comment vous situez-vous politiquement ?

–” J’ai grandi dans un monde de tempeÌ rance et de toleÌ rance, dans cette tradition intellectuelle qu’on peut associer pour une part aÌ€ la deÌ mocratie chreÌ tienne. Je continue décroire qu’il faut une preÌ occupation sociale marqueÌ e, sans oublier les contraintes eÌ conomiques. J’appreÌ cie aussi les gens qui entreprennent. On pourrait me qualifier de centriste, de libeÌ ral de gauche. Ce sont des expressions dans lesquelles je peux me retrouver, sans souhaiter qu’on m’y enferme une fois pour toutes.
–” AÌ€ cinquante-huit ans, vous avez un beau parcours professionnel : Banque Nationale, FMI, cabinet du Premier ministre Jean-Luc Dehaene, eÌ conomiste en chef aÌ€ la banque Degroof, co- fondateur depuis 2016 d’une socieÌ teÌ de gestion patrimoniale et toujours professeur d’eÌ conomie. Il y a-t-il un fil rouge aÌ€ ce parcours ?

–” Certainement un inteÌ reÌ‚t pour la chose publique et une volonteÌ d’eÌ‚tre utile, mais dans une action de type plutoÌ‚t intellectuel, diffeÌ rent de celui des travailleurs sociaux, des infirmiers, des eÌ ducateurs. Je ne suis pas aÌ€ ce niveau
d’empathie que j’admire chez ces professionnels. J’ai aussi mes contraintes d’homme. J’avais envie d’un travail
intellectuellement valorisant et valoriseÌ et une aspiration aÌ€ une certaine aisance financieÌ€re pour ne pas avoir trop de souci aÌ€ ce sujet.

–” Cela a pu surprendre de vous voir travailler aÌ€ la banque Degroof, chargeÌ e notamment de faire fructifier les patrimoines de riches familles belges...

–” Je n’ai jamais eu de probleÌ€me de conscience d’y avoir travailleÌ . Je suis reconnaissant d’y avoir eÌ teÌ engageÌ ,
notamment par l’un de ses dirigeants, Alain Siaens, qui a eÌ teÌ par ailleurs professeur en eÌ conomie aÌ€ l’UCL. J’avais une eÌ tiquette de deÌ mocrate-chreÌ tien, mais j’ai pu y donner mon point de vue de manieÌ€re indeÌ pendante et je me suis rappeleÌ la phrase retenue en Inde. J’ai pu y travailler en honneÌ‚te homme avec des professionnels tout aÌ€ fait corrects. Mon roÌ‚le eÌ tait de comprendre et d’expliquer l’actualiteÌ de l’eÌ conomie, et aussi de faire des preÌ visions pour aider aÌ€ distinguer les lames de fond, les facteurs importants par rapport aÌ€ ceux plus eÌ pisodiques ou accessoires. Et donc d’avoir une certaine utiliteÌ en matieÌ€re de preÌ vision et de gestion de patrimoine.

–” En 2016, vous avez monteÌ avec d’autres la socieÌ teÌ de gestion Orcadia qui veut proposer des placements de manieÌ€re eÌ thique et responsable. N’est-ce pas difficile de faire de bons choix et d’eÌ viter le simple « greenwashing » ?

–” Aujourd’hui, il n’y a pas de deÌ finition ou de norme du placement responsable. Il existe des initiatives diverses, diffeÌ rents organismes d’eÌ valuation des socieÌ teÌ s. On ne sait pas tout des socieÌ teÌ s, mais on avance dans les criteÌ€res d’eÌ valuation. Notre ideÌ e est d’aider les clients aÌ€ faire de bons choix tout en diversifiant leurs placements.
–” Vous venez d’un milieu chreÌ tien. Qu’en avez- vous retenu ?

–” J’ai grandi avec une maman cateÌ chiste et un papa qui faisait la lecture aÌ€ la messe. Une treÌ€s grande part de mes valeurs vient de cette eÌ ducation. J’ai pris aussi du recul par rapport aÌ€ certaines positions de l’institution, comme, par exemple, la place des femmes dans l’EÌ glise. Certaines positions ne sont plus audibles ou acceptables. Ceci dit, illustrer mon propos, ce sont souvent des images bibliques ou des paraboles. J’aime, par exemple, la parabole des talents qui invite, lorsqu’on a beaucoup reçu, aÌ€ donner aussi. La parabole favorite de mon peÌ€re deÌ ceÌ deÌ jeune eÌ tait celle du bon Samaritain et sa prieÌ€re favorite, celle de saint François d’Assise. Je me retrouve bien laÌ€-dedans.

–” Il y a des reÌ flexions spirituelles qui vous parlent particulieÌ€rement ?

–” Celle-ci de Friedrich Hölderlin, par exemple : « Dieu a fait l’homme, comme la mer a fait les continents, en se retirant. » Cela veut dire, pour moi, que nous ne sommes pas laÌ€ pour attendre un miracle. J’accepte le monde tel qu’il est. Je pense que notre responsabiliteÌ est de le faire tourner au mieux. Je ne suis pas dans la prieÌ€re de demande. Ma vie spirituelle, c’est un peu comme un jardin que je laisse en friche, que je n’aime pas trop retourner. Je n’ai pas la foi du charbonnier. Il y a des questionnements. Je laisse un flou entourer cela.

–” Qu’est-ce qui donne de la saveur dans votre vie ?

–” La famille bien entendu, la chance d’avoir rencontreÌ mon eÌ pouse qui a une eÌ nergie si positive et communicative. Je me reÌ jouis aussi quand je lis quelque chose d’inteÌ ressant. Je suis comme un collectionneur de bonnes ideÌ es, celles qui font mieux comprendre le monde. Et puis, il y a la nature. J’aime y eÌ‚tre souvent, en marchant ou en peÌ dalant. C’est bon aussi d’eÌ‚tre utile. J’essaye de l’eÌ‚tre comme administrateur aux Petits Riens depuis quelques anneÌ es. Je retiens cette phrase : « Le plaisir, c’est ce qu’on a et le bonheur, c’est ce qu’on a quand on donne. »
- Des inquieÌ tudes ?

–” Comme le dit le philosophe et eÌ conomiste Philippe Van Parijs, je ressens en meÌ‚me temps qu’il est difficile pour un intellectuel d’eÌ‚tre pleinement heureux. On sait que l’homme et la femme sont capables du meilleur et du pire. Mes parents m’ont sensibiliseÌ treÌ€s toÌ‚t aÌ€ cela et nous ont conduits au camp de concentration nazi de Dachau quand j’avais douze ans. De la phrase de Gramsci qui l’oppose au pessimisme de l’intelligence, je preÌ feÌ€re me centrer sur l’optimisme de la volonteÌ . Je ne suis pas un boute-en-train permanent, mais pas peÌ tri pour autant d’angoisses existentielles. Je sais que les conflits particuliers et dans le monde font partie de la vie. On a aussi ses propres incoheÌ rences qui m’empeÌ‚chent d’eÌ‚tre pleinement heureux avec la conscience que le monde ne tourne pas comme il le faudrait et que je pourrais faire plus moi-meÌ‚me pour qu’il aille mieux. Il faut faire un travail sur soi pour trouver un eÌ quilibre entre avoir la conscience des probleÌ€mes, eÌ‚tre acteur du changement, tout en essayant aussi d’eÌ‚tre heureux.

–” Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous navre particulieÌ€rement ?

–” L’irrespect vis-aÌ€-vis de la nature et aussi le manque
d’accueil des migrants. On voit nos pays de tradition chreÌ tienne fermer la porte aÌ€ des gens qui fuient la guerre, alors que nos textes sacreÌ s sont remplis de prescriptions inverses. Comment se dire chreÌ tien alors qu’on se barricade aÌ€ ce point face aux gens qui fuient l’horreur ?

–” Une devise, un mantra ?

–” Mon grand-peÌ€re maternel avait une devise : « EspeÌ€re et travaille. » Je m’y retrouve avec cette direction premieÌ€re et la seconde ancreÌ e dans l’action. â– 

Interview : GeÌ rald HAYOIS

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